Un loup

Les châteaux, comme toutes les vielles bâtisses, sont certainement taquinés par les rats, les chats errants, les araignées qui dépassent l'envergure recommandée, quelques cloportes, les chauves-souris sous les volets et les tourterelles au bord des cheminées. Mais ce à quoi je n'avais pas pensé en emménageant ici, c'est que les châteaux sont de plus hantés par les loups.

Depuis une semaine, un loup —que je suppose énorme— remue poussière et vieilles planches au pied du château. Il me réveille la nuit. Je l'entends venir, je l'entends chouiner doucement lorsqu'il longe nos murs. On croirait une nuée de Petit-Duc qui glissent en chantant sous ma fenêtre. Hi hi-hi hi hi-hi-hi hi-hi… Alors, je l'écoute attentivement. Je le surveille à l'ouïe. Je suis ses allers-retours. Hi hi-hi hi-hi-hi… Et le son s'arrête. Le loup s'arrête, je présume. Il a dû percevoir le bruit de mes oreilles qui se tendent. Je retiens ma respiration. Le vent souffle dans le platane, les volets tintent pour le camoufler. Un habitant du village ouvre sa porte, puis la ferme. Un hibou soupire. Et perdu dans les sons de la nuit, je crois reconnaître le loup, discret : hi-hi.

Je n'ose pas descendre. La fatigue s'accumule et j'hésite entre l'envie de rattraper quelques heures de sommeil ou chercher, une nuit encore, à chasser le loup. La première nuit, je suis parvenue à l'effrayer, sur le vif. J'ai crié que j'allais le tuer. J'ai vu les poils longs de sa queue disparaître loin de ma porte. J'ai cru avoir repoussé l'ennuyeux. Dès la nuit suivante cependant, le loup est revenu. Plus savant. Plus sûr de lui encore me paraissait-il. Il a geint plus fort. Il s'est franchement attaqué à ma porte. Il a remué des choses. Il débusquait ma colère.

Et elle est venue, énorme, gonflée à bloc. J'ai cru que mon ventre exploserait. J'avais la respiration coupée. La gorge nouée, je ne pouvais que dire : je vais tuer ce loup. Dans ma tête s'enchainaient des pièges à base de noeuds coulants et de gorges de loup boursouflées. Je suis descendue vers ma porte, derrière laquelle le loup était et juste sous mes yeux, j'ai entendu ses pattes énormes contre les planches, j'ai vu la porte trembler et vibrer sous l'assaut. Le loup voulait passer. Le loup voulait passer et il m'en faisait part.

Laisse-t-on passer un loup chez soi ?

J'ai crié, le loup a détalé. Et derrière cette porte, au sol, ses gouttes de bave. Sur les planches, les longues trainées de ses griffes. Du poil, clair, qui voletait en vestige. J'ai ramassé le poil et sur mes mains venait de s'imprégner l'odeur animal du loup. Une sueur intelligente, à la tonalité basique et révolue, une profondeur déterminée.

La troisième nuit, le loup a seulement hurlé. Il était au pied du château, je rêvais sagement dans mon lit quand ses Om pénétrant ont passé ma fenêtre. Houuuu, faisait le loup. Il me touchait le coeur. Ma colère, qui se souvenait de la veille, était prête, mais le loup voulait jouer avec d'autres sentiments. La pitié tourbillonnait dans ma tête et l'amitié descendait dans mes membres. Je me suis penchée par la fenêtre, je n'ai pas vu le loup mais je lui ai dit doucement : « Rentre dans ta maison, aller, vas-y, laisse-moi tranquille. » Le loup s'est tu. Et le jour s'est levé. La troisième nuit, j'aimais le loup.

Et je l'aimais encore quand il s'est attaqué à ma porte le lendemain. Dès le soir, il est venu. En chouinant à peine. J'étais tout juste endormie quand j'ai senti les murs du château trembler. La porte vibrait encore quand j'ai sauté de mon lit. Le loup s'est arrêté. Je tournais en rond dans la grande salle. Que faire ? Comment tuer un loup que j'ai appris à aimer ? Comment arrêter l'animal ? Comment le maîtriser, le dresser, l'adopter ? Céder ? Laisser son poil envahir l'intérieur au risque de ne jamais parvenir à le remettre dehors ?

Le loup est revenu une heure avant le lever du jour. Il a pleuré pour m'éveiller puis s'est attaqué à ma porte. Je n'ai pas bougé. Il a enchainer avec une autre attaque. Alors j'ai agi, j'ai rempli un seau d'eau et avant même de voir l'animal, je l'ai vidé par le hourd. Le loup a filé sans demander son reste.

Mais tous les jours suivants, le loup est revenu. Souvent à la fin de la nuit. Parfois dès mon coucher. Et dernièrement, même en plein jour.

La porte est scarifiée. J'ai mal aux mâchoires, la colère pollue mon sang. Le pire : j'ai de la peine, pour le château, pour le loup, pour notre relation gâchée. Je vais chercher des planches et consolider la porte, la protéger car pour moi, cela ne fait aucun doute : le loup va revenir, et je ne sais comment mettre fin à ses peurs.

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